Départ à la retraite de Jean-Pierre Rod, capitaine à la CGN
1’794’800 kilomètres, soit 45 fois le tour de la Terre ou 12’000 fois le tour du lac !

Christian Dick. |. À 17h55, La Suisse a accosté dimanche dernier au débarcadère de Cully, par beau temps. A ses commandes, le capitaine Jean-Pierre Rod, un homme aimable, à la stature de colosse coiffé d’une abondante chevelure blanche. Sa voix porte et fendrait la brume. Il a commencé sa carrière à la CGN le 10 avril 1972 à l’âge de 15 ans et demi comme apprenti peintre. Poursuivant sa formation en hiver, il s’est rapidement mis à naviguer à la belle saison. Trop lent aux examens de fin d’apprentissage, il n’a pas obtenu son CFC. Il est tout de même devenu contremaître et responsable d’une vingtaine de peintres. Mais c’était à une autre époque, celle où l’homme qui endossait un costume valait par ce qu’il était, non sur ses papiers. Sur l’eau, Jean-Pierre a commencé comme batelier affecté au contrôle des billets, à la manipulation des amarres, au nettoyage. Il est ensuite successivement devenu contrôleur 2, contrôleur 1 puis sous-timonier, timonier et second du capitaine. Il est promu pilote en 1981 et capitaine 2 en 1986. En 1989, il est nommé capitaine assermenté, grade qu’il occupera durant 20 ans. Jusqu’à ce jour. En 1991, il passe son permis de capi-taine sur vapeurs. Quelle différence? L’anticipation. La commande aux machines n’est plus mécanique. L’ordre est transmis au mécanicien qui l’exécute. La manœuvre n’est donc pas immédiate. Les vapeurs existants forment avec La Suisse, Simplon, Savoie, Rhône, Italie, Helvétie, Vevey et Montreux une flotte Belle Epoque unique au monde. Il se souvient d’une époque trouble où il a été question de dissoudre cette flotte. La casquette qu’il ne portait pas lors de notre entretien, il la soulève en l’honneur de Maurice Decoppet, présent lui aussi à cette dernière croisière. Le président de l’ABVL, l’Association des Amis des Bateaux à Vapeur du Léman fondée en 2002, a contribué avec une bande de passionnés à la survie de ces huit bateaux Belle Epoque. Si on demande à notre capitaine son unité préférée, le capitaine au long cours répond aussitôt l’Italie. C’est à bord de ce bateau qu’il a accompli une grande partie de sa carrière, vingt ans à différents postes. En revanche, il n’apprécie pas trop les Navibus, bas de plafonds, à hauts francs-bords, qui labourent le lac et ne sont pas plus aimés des navigateurs.
Son parcours préféré ? Le Haut-Lac
Evidemment qu’après une carrière dévouée entièrement à la Compagnie générale de navigation, les anecdotes ne manquent pas. Il se rappelle du Grèbe, une petite et sympathique unité. Alors qu’il appareillait de Vevey, le safran a lui aussi décidé de larguer ses amarres. Il par-vient néanmoins à ramener le bateau à Ouchy sans gouvernail. Une hélice unique imprime au bateau un mouvement à droite en marche avant. On rectifie la trajectoire par des marches arrière. Tout un art. Une autre, plus drôle, s’est déroulée à Genève. Un chauffeur de bus à long porte-à-faux avait parqué de telle manière que l’arrière du véhicule dépassait largement l’extrémité du parking. Le beaupré du bateau a alors percuté le car. «Comment voulez-vous que j’explique ça à mon patron?» lui demande le chauffeur du car. Le lendemain, le quotidien La Suisse titrait «Bateau CGN contre autocar». Moins amusante, celle où le mécanicien s’était absenté de son poste. Le bateau a alors percuté le seul voilier qui stagnait sur un lac sans vent. Toute une carrière dans une même compagnie mériterait qu’on s’y attarde davantage. L’espace et le temps nous sont à tous comptés. La question que lui posent tous les enfants qui demandent à tenir la barre: «En combien de temps on devient capi-taine?». La réponse ne tarde pas: «Les plus rapides en dix ans, les plus lents jamais.» Il faut aimer le service irrégulier, le lac et la navigation, accepter de renoncer aux broches en été et avoir pour compagne une femme compréhensive. Vingt capitaines se partagent actuellement le commandement des bateaux de la CGN. Et tous ont la hantise, à la belle saison et à la barre d’un bateau pouvant peser plusieurs centaines de tonnes, des paddles au parcours imprévu, des pédalos sur leur trajectoire, des nageurs inconscients et de certains navigateurs peu respectueux des règles. Car il règne en effet chez les nouveaux usagers du lac une certaine anarchie.
Le départ
Pour fêter son départ, le capitaine Rod comptait sur 40 amis. Ils étaient plus de deux cents à l’accompagner pour sa dernière croisière. Parmi eux, les amis de la Vaudoise, les brigands du Jorat et des compagnons de tous les jours. La municipalité de Bourg-en-Lavaux était représentée par le municipal Jean-Paul Demierre. Tout l’étage de La Suisse était réservé aux amis du capitaine, et tous invités à une raclette. Durant ses 47 ans de service, Jean-Pierre a parcouru sur l’eau, selon un discours de circonstance, 1’794’800 kilomètres, soit 45 fois le tour de la Terre ou 12’000 fois le tour du lac. En comparaison, nous sommes bien peu de choses. Bon vent capitaine, et longue vie!
