Regard de nos aînés sur la pandémie
A la frontière du conflit de 1939 à 1945
Gil. Colliard | C’est toujours avec une grande gentillesse que nos aînés accueillent notre demande de relater leurs souvenirs, datant du grand bouleversement dû à la mobilisation 1939-1945 et cela spontanément, sans préparation, sur un simple coup de fil. Aujourd’hui, nous avons fait appel à la mémoire de Jean-Maurice Capt, instituteur retraité, qui a fait sa carrière entre Palézieux et Oron-la-Ville.
L’enfance à la Vallée de Joux
Né en 1931, il a vécu son enfance à la Vallée de Joux où il a grandi au cœur d’une fratrie de quatre enfants, dans une famille à double vocation. « Mon père effectuait sa journée de travail à l’usine horlogère et avec ma maman, ils tenaient le café de la Tempérance au Sentier ». C’était un établissement sans vente d’alcool, construit par la société l’Espérance fondée par plusieurs sociétés religieuses. Pendant la guerre, nous avions 60 pensionnaires des « tourbistes » comme on les appelait, qui travaillaient à l’extraction de la tourbe dans la région. Celle-ci servait de combustible pour le chauffage et les usines, l’importation de carburants de l’étranger étant devenu impossible avec la fermeture des frontières. A l’étage, les deux salles dans lesquelles on avait mis de la paille pour servir de dortoir, étaient occupées par des militaires, des écoles de recrues ou des cours de répétition. Il me semble que je n’étais alors pas en âge de tout comprendre. « C’est à cette époque que j’ai appris à faire la vaisselle et à courir à la cave ! » lance-t-il avec humour. Des grosses journées de labeur au cours desquelles, les enfants participaient activement. Comme la plupart des Combiers, la famille Capt louait une toise1 de tourbière pour son chauffage. Il fallait l’extraire et en remplir la remise pour l’hiver. « Les pensionnaires nous donnaient des coupons-repas qu’on collait sur des feuilles. Ces dernières étaient ensuite apportées au boulanger et au boucher en début de mois pour pouvoir acheter les denrées le mois durant. C’était à chaque fois un travail d’équilibriste effectué par ma maman. Nous élevions des poules et des lapins et avions transformé en jardin tout le tour du restaurant pour compléter l’approvisionnement en œufs, viande, pommes-de-terre et légumes. Un gros travail pour nous tous. Il y avait aussi les petits fruits à ramasser, les raisinets et les framboises. Une tâche interminable pour nous, les enfants » évoque-t-il.
De l’horlogerie à la profession de maître d’école
De cette période, qui fut celle de son enfance, il ne se souvient pas de grand débordement, hormis le passage de quelques contrebandiers et le désagrément d’avoir des militaires, bien qu’autonome avec leur « popote » qui occupaient la salle du café. « Pendant la nuit, les fenêtres devaient être obscurcies. Nous regardions les avions passer, suivis par les projecteurs de la DCA. On ne pouvait, bien sûr, pas passer la frontière, sauf par le Rizoux qui était indéfendable » explique l’ancien maître d’école. 14 ans, c’est la fin de la guerre, il terminera sa scolarité et comme beaucoup de jeunes de la Vallée fera un apprentissage d’horloger. Travailler 8h45 par jour dans une usine avec un espace de 85cm, sans bouger, ce n’était pas sa vocation ! Il essaiera l’épicerie, sans succès. En 1954, il aura la joie de se marier puis d’agrandir la famille avec quatre enfants. « Un jour que je souffrais de problème d’estomac, mon médecin me demanda si j’avais eu, dans ma jeunesse, le désir inexaucé pour une profession. J’avais bien pensé devenir instituteur, mais depuis La Vallée, il aurait fallu prendre une chambre à Lausanne et ce n’était, alors, pas réalisable. Il m’aiguilla sur les cours pour vocations tardives. Je fis une première année en cours du soir, tout en travaillant, une seconde aux études à plein temps avec un salaire d’apprenti et une troisième à Palézieux dans la classe primaire, où j’obtins mon brevet en 1970 et où je trouvais le bonheur. Puis avec le regroupement scolaire Oron-Palézieux, j’ai suivi mes élèves à Oron-la-Ville où j’ai terminé ma carrière ».
Solitude et inaction pesantes
Aujourd’hui, il vit dans un appartement protégé à Oron-la-Ville, seul, ayant perdu son épouse il y a 3 ans et demi. Avec le confinement, la solitude et le fait de ne pas savoir comment occuper sa journée lui pèsent. Pas équipé en outils de communications modernes, il se sent tout de même privilégié. « Je rentre à l’instant de faire mes courses et j’ai le téléphone. Je trouve étrange cette incertitude et je ne vois pas de comparaison à faire avec notre vie lors de la mobilisation. Alors que nous n’avions pas de téléphone, nous avions de vrais contacts. Nous vivions ensemble. Il y avait une communion dans le travail. Malgré le labeur, j’ai appris à jouer de l’accordéon, du piano, de la trompette. Nous avions fondé un club d’accordéonistes, un autre de billard. Nous étions jeunes et énergiques. On ne laissait pas internet et les réseaux sociaux dévorer notre temps et nous éloigner des autres » rappelle-t-il tout en soulignant sa reconnaissance envers les autorités et particulièrement Alain Berset pour la gestion de cette crise, sans obligation mais en comptant sur la bonne volonté des gens. Tout en ayant une pensée pour ses jeunes collègues qui devront trouver des solutions pour la reprise des classes, Jean-Maurice Capt conclut : « il est dur pour des grands-parents de ne pas voir leurs petits-enfants et tragique de ne pas pouvoir accompagner ceux qui s’en vont. Espérons revivre, au plus vite normalement ».
¹ La toise était une mesure de longueur, de surface et de volume. Neuchâtel et le Pays de Vaud connaissaient une toise dite de Berne ou de commissaire, valant 10 pieds (2,6 m à 2,9).


