Cinéma – « Des hommes »de Lucas Belvaux : Une affaire de mots sur les maux
Au cinéma d’Oron, les 10 et 11 juillet

Charlyne Genoud | Alors que le Festival de Cannes commence cette semaine, l’un des films de la sélection officielle de l’année passée est projeté au cinéma d’Oron depuis la semaine passée. Un film sur la guerre d’Algérie, mais surtout sur son souvenir et le traumatisme individuel et collectif qu’elle représente.
Après la guerre, le silence
Feu-de-Bois (Gérard Depardieu) se rend à l’anniversaire de sa sœur Solange (Catherine Frot). Mais petit à petit, ce présent est découpé par les flashbacks d’un traumatisme. Quarante ans plus tôt, il a en effet fait partie des soldats mobilisés en Algérie. Feu-de-Bois, incarné par Depardieu, est ainsi vu à deux époques distinctes dans « Des hommes ». Celle de sa jeunesse, à 20 ans, à son arrivée en Algérie, où il découvre la beauté du monde et de l’amour, et en même temps la sombre horreur humaine. Celle de l’après, empreinte d’oubli ou de souvenirs invivables. Après la guerre vient ainsi le silence. Quarante ans plus tard, à l’anniversaire de sa soeur Solange (Catherine Frot), ce passé resurgit brusquement sur le vieil homme courbé. Il s’agit ainsi de traiter cinématographiquement la mémoire ou ses manquements, ce qui donne toujours lieu à de multiples procédés dans le cadre d’étude théorique du cinéma. Ici, voix off, flashback et images d’archive relaient le propos de la mémoire au niveau filmique pour traiter de l’un des grands oubliés de l’Histoire. Ces « événements » d’Algérie des années 60, une guerre euphémisée en « événement » jusqu’à l’adoption officielle du nom « Guerre d’Algérie » en 1999. Dans ce nom mensonger réside finalement la problématique du film : celle de l’oubli commun d’un vécu
collectif.

Donner des mots
Désigner une réalité telle qu’elle est, si c’est le nœud de l’histoire qui occupe Belvaux, est aussi le sens d’un film historique. « Des hommes » vient dès lors résoudre une tension en tentant de poser les mots les plus justes possibles sur cette réalité dérangeante. Car ce vécu inavouable, qui oppresse ceux qui le portent, contribue à une forme de marginalisation. Condamner au silence signifie ne pas pouvoir conceptualiser une réalité. Ne pas pouvoir lui donner un nom, c’est ne pas la reconnaître. Sans nommer, on ne borne pas cet événement traumatique. On ne le conceptualise pas et on ne peut y réfléchir. Désigner, c’est segmenter, clôturer un événement ou une chose dans l’espace temps, ce qui est particulièrement important dans le cadre d’un traumatisme. La condamnation au silence représente dès lors une seconde forme d’oppression, car comment se remettre de ce que l’on ne peut nommer, et donc que l’on ne peut traiter ? En refusant l’accès à la parole, on laisse les traumatisés à leurs souvenirs lancinants. Sortir du mutisme, c’est mettre un terme à une mécanique perverse d’aliénation. Il s’agit dès lors d’opérer pour que ces souvenirs puissent être entendus, comme l’exprime le réalisateur en interview : « On dit souvent que les anciens d’Algérie n’ont pas raconté, je crois surtout que personne ne voulait les entendre ». Donner une voix aux condamnés au silence, que l’on a condamné à tuer quelques décennies auparavant.
L’histoire de l’histoire
Au niveau de la réalisation, « Des hommes » est l’histoire d’une passion pour un livre, celle de Lucas Belvaux pour « Des hommes » de Laurent Mauvignier, qu’il lit dès sa sortie et qu’il trouve immédiatement « magnifique, étourdissant, émouvant, fort ». Ce livre, comme il le dit en interview, il aurait aimé l’écrire. Comme remède, il a probablement trouvé l’adaptation, une forme de réécriture ou d’appropriation qui engendre inévitablement de la création. Mais l’adaptation est souvent sujette à débat, par le procédé d’appropriation qui la sous-tend. L’adaptation est une forme contemporaine de la tradition orale qui a formé les mythes sur lesquels reposent nos civilisations, ces histoires qui parcouraient le monde dans les bouches des voyageurs qui les narraient à travers l’Europe. Mais chaque narration étant un peu différente de la précédente, les histoires changeaient et évoluaient au fil des siècles, rendant les histoires mobiles et évolutives. Un enjeu considérable ici, puisqu’il s’agit de reformuler une histoire, mais aussi l’Histoire. Si Laurent Mauvignier affirme ainsi que l’« on n’adapte pas un style » il confirme que l’on peut adapter un procédé, ce qu’il fait au sein de son film par la reprise des flash-backs, des soliloques et du récit non chronologique à l’œuvre dans le texte source. Ces procédés formels sont un moyen d’adapter en image des thèmes ayant particulièrement touché le réalisateur: comment rendre en effet cette Histoire commune vécue individuellement ? Comment imager la guerre et ses souvenirs, tout comme leur refoulement ?
Adapter c’est choisir
Les Nouveaux Romanciers et Resnais par exemple l’ont grandement montré quant à la seconde guerre mondiale: la violence de la guerre est irreprésentable. Comment exprimer l’indicible ? Dans ce cadre du trouble de stress post-traumatique, l’adaptation prend un tout autre sens. Si l’œuvre source disait, l’adaptation reformule. Double expression d’une réalité informulable. Par sa symbolique, l’adaptation relaie ainsi d’une certaine manière le propos du dire et du souvenir. Parce qu’il s’agit d’accorder des versions, un élément faisant écho à la problématique de l’adaptation. Adapter c’est choisir. Adapter l’histoire avec un grand H c’est choisir des faits et des dates que l’on reprend, mais surtout choisir un point de vue. Adapter l’histoire avec un petit h aussi, c’est choisir un point de vue sur une œuvre que l’on va retranscrire. Et la retranscription n’est jamais exhaustive, alors il s’agit encore une fois de choisir des éléments du récit, et de les déformer parfois. La déformation est ainsi le noeud de la problématique de la mémoire. Comment former un propos, sans déformer. Informer ses contemporains, sans déformer le vécu des anciens. En une voix ramener celle de chacun, créer une voix audible pour toutes celles éteintes. Les enjeux d’une adaptation.
« Des hommes » de Lucas Belvaux, 2020. 101’ – Au cinéma d’Oron, le 10 juillet à 18h (2) et le 11 juillet à 18h (1)
