Le Léman envahi
Les pêcheurs en péril

Thomas Cramatte | Les lacs suisses sont sujets à des changements drastiques ces dernières années. Le nombre de poissons diminue chaque jour un peu plus au profit d’espèces exotiques se propageant à grande vitesse. Réchauffement des eaux et courants marins différents, les professionnels du secteur sont très inquiets de la situation. En 40 ans, les filets des pêcheurs du Léman sont les témoins du bouleversement écologique. Année après année, la capture de poissons n’a cessé de baisser. Un phénomène qui s’accélère de manière préoccupante depuis 2015. Un rapport de la commission internationale pour la pêche au Léman mentionne une chute de 40% ces cinq dernières années. Devenu à présent une denrée rare, le poisson souffre également de nouveaux prédateurs comme le cormoran, un oiseau aquatique à l’estomac gourmand qui vide le lac de ses habitants.
Sentinelle du lac
Pêcheur depuis l’adolescence, Pierre-Alain Monbaron a été le spectateur de ces bouleversements. Propriétaire de la Pêcherie du Léman à Cully, les retours bredouilles sont désormais légion pour cet homme de 73 ans. « Aujourd’hui, nous sommes des amateurs si l’on compare la quantité de poissons pêchée avec celle d’autrefois ». Si les espèces de poissons capturées sont presque toujours les mêmes (perche, fera, truite, omble), les pêcheurs professionnels ont l’impression d’avoir 100 fois moins de poissons qu’auparavant. Une situation qui s’observe également sur la terre ferme, car les trois autres pêcheurs que comptait Cully ont déserté les lieux, faute de matière première. Selon les autorités, la cause de la diminution de poissons n’est pas due à une surpêche. « On entend beaucoup parler de surpêche, mais si le problème venait de là, il suffirait d’interrompre nos activités pour observer un accroissement du nombre de poissons », constate Pierre-Alain Monbaron. Depuis 1980, les lois se sont durcies afin de ne pas vider les lacs suisses. Le quota de poissons pouvant être capturés est régulé de manière stricte. Si les pêcheurs peuvent larguer les amarres 365 jours par an, ils doivent respecter les périodes de reproduction selon les espèces. Les fraies n’interviennent pas en même temps pour les perches (printemps) que pour les ombles (automne) par exemple. Un phénomène naturel qui permet théoriquement de ramener du poisson tout au long de l’année. La baisse des populations de poissons démontre un problème global perturbant fortement l’écosystème.
Hausse des températures

Pour Pierre-Alain Monbaron, la pollution des eaux et les changements climatiques sont les principaux facteurs de la diminution des vertébrés aquatiques. « Les hivers ne sont plus assez froids pour une bonne oxygénation des eaux. Du coup, la santé du poisson est affaiblie ». Les oiseaux jouent un rôle majeur dans la disparition du poisson. Le cormoran, encore inconnu en Suisse il y a une quinzaine d’années, peuple aujourd’hui toutes les rives des lacs helvétiques. Oiseau de mer, ce carnassier a rapidement envahi les eaux régionales à la recherche de poisson frais. Un individu se nourrit d’environ 500 gr par jour, alors qu’en période de reproduction, ses besoins peuvent s’élever jusqu’à 800 gr. En 2008, on en recensait 400, contre 2500 en 2018. Le danger ne vient pas uniquement du ciel, la moule « Quagga » sévit également dans les profondeurs. Ce petit mollusque de quelques centimètres est originaire d’Asie occidentale. Principalement importée de la mer Caspienne par les eaux de ballasts des bateaux, cette espèce invasive a, en l’espace de quatre ans, recouvert les lacs romands. Les premières moules «Quagga» ont été observées en 2016 dans le lac de Constance. Aujourd’hui, hormis Zurich et les eaux douces tessinoises, aucune étendue d’eau n’est épargnée. Provoquant des dégâts sur le matériel des pêcheurs, sa présence perturbe davantage l’écosystème du Léman. D’autant plus qu’elle n’a pas besoin de support solide pour adhérer. « Il n’est pas rare de remonter des écrevisses recouvertes de moules », s’exclame le pêcheur culliéran. Les premiers spécimens du Léman ont été observés à la hauteur de Rivaz. Une femelle « Quagga » peut pondre jusqu’à 1’00’000 d’œufs par année. Pour lutter contre ce fléau, la Confédération prend des mesures afin de limiter sa propagation. L’OFEV (Office fédéral de l’environnement) a lancé une campagne pour inciter les propriétaires de bateaux à nettoyer chaque élément ayant passé du temps dans l’eau. « Nous devons parfois racler la coque des bateaux à la pelle pour décoller les moules », raconte Pierre-Alain Monbaron. De plus, le mollusque filtre une grande partie des nutriments utiles aux poissons. Ainsi, il uniformise les profondeurs et donne ainsi le champ libre à d’autres espèces invasives. « Comme le corophium, cette petite crevette de maximum deux millimètres qui pourrait modifier la structure des fonds marins si elle arrivait en très grand nombre », s’inquiète Pierre-Alain Chevalley, au micro de Prise de terre (RTS).
Solutions
Pour l’heure, aucune solution permet de désencombrer les lacs suisses de la moule « Quagga ». Sa cousine, la moule Zebrée, avait également suscité de nombreuses craintes lors de son invasion dans les années 50. Une différence notable entre ces deux variétés est que la moule Zebrée sert de nourriture aux canards plongeurs. « On ne peut que constater les dégâts, et pourtant les écosystèmes s’adaptent et la nature régule les phénomènes mais sur une échelle de temps qui n’est pas celle des pêcheurs en activité », informe Aurélie Daiz-Racloz, gérante de l’ASRPP (Association suisse romande des pêcheurs professionnels). Pour la faîtière, le problème du manque de poissons est très préoccupant au Léman et dramatique, dans le lac de Neuchâtel. Il est devenu impossible d’installer des filets de fond pour les pêcheurs qui doivent à présent réadapter leurs pratiques, comme par exemple promouvoir d’autres espèces de poissons. L’ASRPP a lancé une campagne de découverte des poissons méconnus afin de valoriser trois espèces indigènes: la tanche, le gardon et l’écrevisse. En collaboration avec la Maison de la Rivière, l’Ecole hôtelière de Lausanne et vingt pêcheurs professionnels, cette action vise à diversifier les poissons capturés. « On souhaite varier les espèces afin de susciter l’intérêt des mangeurs pour d’autres saveurs, d’autres textures et diversifier l’offre sur le marché », communique la gérante. Méconnues du grand public, ces espèces demandent une technique de pêche différente et une main d’œuvre plus conséquente que la traditionnelle perche. « Ce qui peut décourager certains pêcheurs professionnels à travailler ces espèces. Pourtant, elles méritent des lettres de noblesse gastronomiques et sont la garantie de ramener du poisson dans ses filets ».
