Mon village
Il est question dans mon village d’une fusion avec sa commune voisine plus peuplée
Joëlle Pasche | J’habite un petit village de moins de 400 habitants. Il est question dans mon village d’une fusion avec sa commune voisine plus peuplée. Question simple d’apparence. Et pourtant. Pour ma part, je suis surprise de l’effet que cela produit en moi: un vrai tourbillon. En réalité, si une fusion devait advenir ma vie ne changerait en rien. Même maison, même trajet pour aller au travail, même magasins pour mes courses. J’entendrai les oiseaux de la forêt chanter pareillement et les épines de mélèzes recouvriront toujours mon pare-brise. Pourtant, une réalité importante est en train de se jouer. Pas par rapport à moi. Mais entre le citoyen et l’Etat. Un rapport de force est en train de se jouer. Dans mon village, un Conseil général gère bien des aspects de notre commune. J’en fais partie. Comme tous les citoyens qui le souhaitent. Les décisions à prendre sont parfois assez minimes. Parfois, plus importantes comme lorsqu’il faut voter sur une nouvelle STEP. Je ne suis pas une grande discoureuse: j’aime écouter, et voter. C’est un maillon essentiel entre les citoyens et l’Etat. Il y a un rempart. Une possibilité de dire non, si l’on en sent le besoin. Je suis consciente que mon pouvoir est limité, mais du moins il existe. Si nous fusionnons, ce rempart disparaîtra. Je noircis le tableau? Dans la grande commune d’Oron, il faut être élu au Conseil communal. Il y a donc un choix et un tri. Il n’y a pas toutes les sensibilités. De plus, il faut être d’un parti. Double barrière. Je ne serai pas du Conseil communal d’Oron, c’est une évidence. Mes voisins me disent «c’est inéluctable, on est trop petit». Plus c’est gros, plus c’est beau? Je n’y crois pas. Oui, il y a des économies d’échelles, un nombre d’employés plus adaptés, des professionnels du secteur… et voilà un autre problème qui se profile: la professionnalisation. Ce n’est pas parce que des municipaux gèrent une plus grande commune que leurs compétences croissent de pair. Ils se réfèrent aux professionnels, leurs chefs de service. Ils savent eux! Et de fait, les communes sont plus gérées par les professionnels que par des autorités élues. Ces chefs de service ne sont pas en place uniquement pour cinq ans. On ne les choisit pas. Et par ce biais, c’est toute l’autonomie des communes en face de l’Etat de Vaud qui s’effrite. Car les chefs de services sont formés par les services de l’Etat… Un rapport a été commandé. Un algorithme a calculé des résultats. Des moyennes en réalité. Ces chiffres sont exacts, ces moyennes sont vérifiables. Le nœud n’est pas là. Sous couvert d’une réalité chiffrée, on tronque la réalité des humains. Chaque fois, que l’on donne un argument autre, il est qualifié de subjectif. Alors prenons le concret: financièrement, il serait avantageux de fusionner. Plus de subventions, économie d’échelle. Pourtant à l’usage, et le créateur de l’algorithme l’a confirmé, le résultat financier est (au mieux) neutre. Il faut voir un peu plus loin, il faut se demander d’où provient l’argent: de l’Etat me direz-vous… Mais le canton ne produit rien. C’est le contribuable qui paie. Si chaque commune du canton venait à fusionner avec sa voisine plus peuplée, tout le système s’écroulerait. Il faut donc espérer que les autres communes ne suivent pas notre mouvement! Mon petit village ne dispose plus de magasins, ni de services postaux. Pour cela, il faut se déplacer vers son voisin plus grand, un vrai petit centre régional. Il y a les magasins, le badminton et la pétanque. Mais est-ce un raisonnement judicieux et opportun de penser fusion parce que l’on va à la Migros ou à la poste à Oron? Selon l’algorithme, chaque village de campagne devrait fusionner avec le centre régional voisin. On me dit « il faut le faire maintenant, car dans dix ans ce sera pire ! ». Pire que quoi ? Peut-être que nous serons plus endettés. Mais Lausanne est la commune la plus endettée du canton. Et si nous étions tout-à-coup mis sous tutelle par L’Etat, serait-ce très différent d’une fusion ? On ne prendrait pas les décisions… Pareil qu’une fusion en vrai. Qu’est-ce qui serait pire ? Qu’est-ce que nous avons à offrir aujourd’hui, qui disparaîtrait dans dix ans ? Et il est un point que l’on ne peut pas mesurer. C’est l’évolution du tissu économique dans quinze ans. Les habitudes d’achat changent, un nombre croissant de personnes achètent sur internet ou commandent un service à domicile. D’un autre côté, l’alimentation locale retrouve un regain d’intérêt. Dans le village voisin de Forel une épicerie a ouvert ses portes. Alimentation locales, bio, confitures et sirop maisons. Peut-être un jour, de nouveau, un petit magasin d’alimentation à Essartes? Les données de l’algorithme sont partielles mais réelles. Est-ce à dire que toutes les petites communes doivent fusionner? Avec cette analyse, ce serait vrai pour chacune d’entre elles qui présente les mêmes caractéristiques qu’Essertes. Pour moi, il y a une vision politique, proposée par notre canton: on veut moins de communes pour mieux les diriger. Ce n’est plus rationnel, c’est éminemment subjectif, étant donné qu’une réflexion politique se base sur une idéologie, voire une philosophie. Je prétends que notre choix sera donc sur ce terrain-là: qu’est-ce que je crois bon pour le citoyen? Et donc, ce qui me froisse et produit le tourbillon en moi, c’est que ce que j’entends en filigrane dans les discussions: «il faut que quelqu’un d’autre que moi prenne mes décisions.» C’est une démission de son rôle citoyen… et cela me fait souffrir… De plus en lisant les résultats de l’algorithme je me sens être un robot. Une sorte de base de données que l’on peut quantifier et… programmer. Mon village n’est pas une entité inerte. Il est constitué d’êtres humains qui fluctuent, vivent, changent. Nous ne sommes pas un résumé de chiffres et d’algorithmes. Mais des personnes avec une volonté et un pouvoir de faire évoluer les choses. Cela s’appelle un humain et il n’est pas entièrement contenu et enfermé dans un programme. La volonté de l’humain, son pouvoir de décision peuvent faire basculer les choses. Dans un sens ou l’autre.