Toucan 5 – Le disparu de Lutry
Un roman de Christian Dick
Mardi 1er juillet 2014
Quant à Cordey qui regardait les bagages s’éloigner, mais pour d’autres raisons, il songea avec fierté qu’Amanda démentait encore une fois les idées qu’il s’était faites sur les femmes : elle voyageait léger, son bagage étant même le plus mince des trois. Le Boeing, parti de Genève-Cointrin à 9h20, les déposa à 12h15, heure locale, sur le tarmac de l’aéroport international Newark Liberty, dans le New Jersey, après un vol sans escales. Un taxi les conduisit ensuite au bord de la 23e Rue Ouest, entre les 8e et 9e Avenues. C’était un petit hôtel sans prétention, propre et bien placé, avec chapelle, qu’avait réservé Amanda sur Internet. Ils disposaient du reste de la journée. Amanda, Cordey et Parisod longèrent la route jusqu’au Hudson River Park d’où ils arrivèrent sur les quais de Chelsea où de magnifiques bateaux étaient amarrés. Ils trouvèrent un restaurant avec vue sur la rivière et y mangèrent. Depuis leur départ, il n’avait pas été question une seule seconde de leur affaire. Le soir pourtant, au bar de l’hôtel, les trois amis réalisèrent qu’ils avaient débarqué aux Etats-Unis sans piste, sans indice, avec pour tout bagage une liste de festivals, l’évocation d’une guitare unique et la photographie d’un homme grand et cinquantenaire. C’était peu. A l’échelle du pays, c’était même quasiment rien du tout. Cordey qui avait mené un grand nombre d’enquêtes tout au long de sa carrière se dit qu’il n’était pas dans un roman policier, d’amour ou d’espionnage, où d’avance les protagonistes suivaient un scénario dans lequel il était écrit que le héros démêlait l’intrigue ou tombait dans les bras de sa belle. Mais lui, il avait fini dans les bras de sa belle. Et non! Il ne pouvait pas tourner les pages du livre pour connaître la suite de l’histoire. Un doute vint pourtant l’assaillir. Amanda eut beaucoup de peine à lui rendre son sourire et sa mine joviale, mais elle y parvint, plus tard dans la chambre. Le lendemain, après un petit déjeuner très matinal, le train les ramenait à l’aéroport pour un décollage à 9h à destination de Chicago pour leur premier festival, Lollapolooze, sur Grant Park. L’idée plaisait à Cordey qui se souvenait qu’Affolter avait parlé d’un festival en bordure d’un lac, le Michigan. Selon Parisod c’était gigantesque : plus de cent cinquante groupes sur huit scènes différentes jouant non-stop. Ils prirent possession de leur chambre d’hôtel et se rendirent à pied au festival. Après quelques heures de promenades à écouter de la musique, de consultations d’affiches, de visites aux différents stands, ils comprirent qu’ils n’apprendraient rien de cette sorte. Au staff où ils s’étaient présentés, on leur indiqua, après une interminable attente, que les groupes étaient convoqués pour la plupart un an à l’avance, question d’affiche et de programmation. Mais si une formation se désistait une autre prenait sa place. Les contrats étaient négociés avec les impresarios. On mentionnait une tête d’affiche, on imprimait le nom de la star ou du groupe, mais celui-ci ne mentionnait pas les membres. Il pouvait donc arriver qu’un musicien inconnu ou remplaçant côtoie telle ou telle gloire. C’était rarissime, mais!… Les discussions étaient laborieuses. L’Américain ne parle pas volontiers une autre langue que la sienne et l’anglais de nos trois amis était plus qu’approximatif. Entre chaque question et la réponse, le téléphone sonnait, un membre de l’organisation débouchait en trombe, coupant la conversation, quand la personne concernée du staff n’interrompait pas elle-même le cours ardu de la discussion en distribuant des ordres et des consignes. Pas de Suisses, pas de Jacques! Amanda, Parisod et Cordey reprirent donc un bain de foule. Ils trouvèrent un bar dans le quartier «Farmers Market» où ils s’assirent sur de hauts tabourets. Ils commandèrent chacun un grand verre de Bud, «King of Beer» disait la devise sur une affiche à l’arrière du comptoir. Il s’avérait inutile d’entamer une conversation avec le personnel du bar. Cordey se demandait si leur initiative ne finirait pas par un échec total. Pourtant, dans ce brouhaha et insensible à l’agitation, Parisod chantonnait les paroles de notre hymne national. Il serait tout autant passé inaperçu s’il avait chanté l’hymne du Zimbabwe. Mais il s’était levé, s’était découvert et tenait sa casquette à la main en fredonnant:
«Sur nos monts, quand le soleil
«Annonce un brillant réveil,
«Et prédit d’un plus beau jour le retour,
«Les beautés de la patrie «Parlent à l’âme attendrie ;
«Au ciel montent plus joyeux (bis) «Les accents d’un cœur pieux,
«Les accents émus d’un cœur pieux.»
Parisod avait appris les paroles de notre hymne à l’école et à l’armée. Il était évident que si on cessait de l’enseigner, les citoyens ne sauraient plus le chanter. Et vouloir remplacer le texte par un autre ne résolvait pas le problème si on s’obstinait à ne plus enseigner de valeurs patriotiques. Le nouvel hymne ne serait pas plus connu si on reportait la solution au problème. Seul un politicien n’était pas apte à capter le bon-sens. Amanda observait les gens alignés le long du bar et en désigna quelques-uns du menton à Parisod lorsqu’il eut fini de se rappeler qu’on était le 1er août. Elle avait l’oeil pour reconnaître un musicien d’un touriste ou d’un spectateur. Il acquiesça. Ça lui passera au moins le temps. Il se déplaça donc gentiment, entama la conversation et demanda tout naturellement s’ils assistaient à un concert ou s’ils se produisaient.
– Oui! Non!…

The Band of Horses
Oui, c’était bien une bande de joyeux musiciens, «The Band of Horses», venus pour assister à un concert. Non, ils n’étaient pas censés se produire, mais savait-on jamais! Peut-être joueraient-ils tout de même, on parlait d’une annulation de dernière minute. Ils s’étaient à tout hasard annoncés au staff. Non encore, ils ne connaissaient aucun Suisse, horloger, banquier, chocolatier, fromager ou virtuose à la guitare. Et toujours non, la photo de l’homme devant la MG ne disait rien aux musiciens. Mais Amanda et Parisod réalisèrent qu’ils n’étaient pas là par hasard. Parisod, dont on se rappelle qu’il s’y connaissait un peu en musique pop, avoua qu’il aimait leur tube The Funeral mais qu’il en ignorait les paroles. Le barbu de service en stetson avoua que le titre résumait bien le texte, qu’il s’agissait d’un deuil permanent des choses de la vie, mais qu’une feuille morte pouvait rester vivante en accrochant les coeurs. Et fatalement, insidieusement, d’une bière à l’autre, la discussion dévia vers une vieille guitare solo. Il devint alors question d’un festival célèbre, le Summerfest de Milwaukee, le plus grand festival de musique au monde. Mais il avait déjà eu lieu. Cordey consulta son agenda. il ne figurait pas dans la liste. Cependant, le beau barbu avec stetson leur annonça que les 3 et 4 août aurait lieu, au même endroit mythique, l’African World Festival.
A SUIVRE…